Gary Lawrence est journaliste, rédacteur et collaborateur au quotidien d’information Le Devoir et au magazine L’actualité. Ses écrits portent habituellement sur les voyages, le tourisme et l’aventure. La Fondation tient à le remercier d’avoir utilisé sa plume touchante et unique pour témoigner de son expérience à l’Institut de Cardiologie de Montréal. Découvrez son histoire.
Il y a quelques temps, on a scié en deux mon sternum, ouvert le capot de ma cage thoracique et remplacé la tuyauterie de mon palpitant – un gros bout d’aorte dangereusement élargi et aminci par une malformation de naissance.
De l’avis général de tous les exégètes de la chose cardiaque, il était impératif de changer cette conduite abîmée avant qu’elle ne cède sous l’effet d’un effort intense, ce qui aurait pu se produire dans mon salon en soulevant ma fille, ou en empoignant un sac à dos trop lourd, sur un sommet du Kirghizstan. Bref, il valait mieux prévenir que gésir.
Si l’opération s’est déroulée sans heurts, les premiers jours de ma convalescence furent un tantinet pénibles. D’abord, j’angoissais rien qu’à imaginer le fil des événements, même après-coup : pour procéder à l’intervention, il fallait non seulement que mon cœur arrête de battre, mais encore que mes poumons cessent de fonctionner. Pendant trois heures, une pompe mécanique a donc irrigué mes chairs et ma matière grise tandis qu’un dispositif instillait une dose d’oxygène dans mon sang, chaque fois qu’il était pulsé dans mes veines.
J’étais d’autant plus tourmenté en réalisant que c’était la première fois que ces organes vitaux étaient mis hors service, depuis le jour où ils se sont activés, quand je n’étais qu’un embryon baignant dans le ventre de ma mère.
Malgré l’anesthésie générale, mon corps est aussi demeuré marqué par l’épisode de la scie sauteuse sur ma carcasse osseuse. Même affalé dans le douillet lit conjugal, je peinais à me reposer et à récupérer, les premières nuits : mon inconscient en plein choc post-traumatique se remémorait les secousses de la lame dentée sur ma charpente éprouvée. Je craignais aussi une complication ou une infection qui m’auraient ramené dare-dare sur le billard et sous le bistouri, ce que j’abhorrais plus que tout, maintenant que mon sternum ligoté avec du fil de fer se ressoudait, que l’embrasure ligaturée de ma poitrine était refermée. J’ai donc dû recourir quotidiennement à quelques milligrammes de came légale pour favoriser mon sommeil, les premiers temps. Pour le reste, il me fallait à la fois pioncer et m’activer. Dès le début.
Je me rappelle encore du regard hébété de mes enfants, le jour de mon retour, lorsqu’ils m’ont vu gravir l’escalier de la maison, cinq jours après l’opération. « Papa, tu marches déjà? » J’avais 160 ans, je pompais l’huile à chaque instant et je m’essoufflais rien qu’à battre des cils, mais je progressais comme un alpiniste parvenu au dernier droit menant au faîte accompli. Je compris alors la formidable capacité du corps humain à se régénérer, ce qu’il ne cesserait de me prouver par la suite, semaine après semaine.
Dès lors, j’ai multiplié les exercices de remise en forme, les sorties à pied et les mini-randos dans les bois, pour réactiver les fonctions primaires de mes membres. Après six semaines, j’ai enfin pu reprendre le volant et la poudre d’escampette; après huit semaines, j’ai renoué avec mon inséparable monture roulante : ce fut une résurrection, une vélorution.
Aujourd’hui, je marche cinq heures sans broncher, je mouline trois heures sans m’effondrer, je grimpe des côtes de plus en plus abruptes, je repousse les limites de mes ventricules et j’ai la permission de reprendre l’avion et le boulot. Avec ma pompe réusinée et mes nouvelles habitudes de vie, je sens même que d’ici quelques mois, je serai plus en forme que jamais.
Désormais, il m’est formellement interdit de mourir prématurément, et je compte bien ne jamais enfreindre cette règle. Chaque jour, je palpe du doigt le relief de la longue cicatrice qui balafre mon torse, comme un tatouage expérientiel marquant un rite de passage imprévu. J’ai beau avoir voyagé maintes fois jusqu’à l’autre bout de la planète, jamais je ne suis revenu d’aussi loin.
J’offre ma reconnaissance éternelle au Dr Philippe Demers, alias « Le maître de l’aorte » de l’Institut de Cardiologie de Montréal, ainsi qu’à toute son excellente équipe opératoire et postopératoire, sans qui cet improbable épisode de ma vie aurait pu tourner au cauchemar, à la moindre bévue. On chialera autant qu’on voudra contre le système de santé québécois et ses moult ratés, n’empêche qu’on ne mesure pas toujours la chance qu’on a d’y avoir accès sans frais, tant qu’on ne s’est pas profondément engouffré dans ses multiples couloirs.
Je remercie tout autant ma douce et nos deux ados-rables qui ont courageusement assisté, impuissants et anxieux, mais solides comme le roc, au déroulement de la pire de mes aventures à ce jour, ainsi que les autres membres de ma famille et proches amis, plus proches que jamais.